publicité
Facebook Facebook Facebook Partager

Société

Publié le 30 nov 2012Lecture 8 min

Les peurs alimentaires : raisons et déraison… Approche sociologique

D’après J.-P. CORBEAU, Université de Tours

Notre démarche… analyser sociologiquement les peurs alimentaires en soulignant que de multiples raisons, à la fois sociétales, anthropologiques et psychosociologiques, permettent la compréhension de leur phénoménologie, de leurs dynamiques inscrites dans des contextes historiques particuliers.
 

On distingue quatre types de peurs alimentaires : la peur du manque, celle de la gestion de l’abondance avec la peur de l’excès, celle de l’empoisonnement et celle qui résulte de sensations ou d’émotions au moment des incorporations. Le mangeur attribue des pouvoirs positifs ou négatifs aux aliments qu’il ingère ; il a peur que ceux-ci agissent sur sa vitalité, sa silhouette ou son éthique. Ces peurs sont accentuées par l’anomie, c’est-à-dire l’impossibilité d’un consensus normatif, et par les transformations sociétales et l’abondance de l’offre alimentaire dans la France contemporaine. On passe alors de la peur du manque à celle de l’excès. Les quatre types de peurs distingués par la sociologie de l’alimentation La peur du manque La peur du manque structure les comportements alimentaires de l’histoire de l’humanité et malheureusement d’une grande partie de la population mondiale contemporaine. On craint, à juste titre, les famines ou disettes induites par l’impossibilité d’accéder à une nourriture rare qui fait l’objet de spéculations, par une mondialisation de la production qui a considérablement réduit les cultures vivrières et par des conditions climatiques rendant hypothétiques les récoltes et élevages. Cette peur du manque existe aussi au sein de sociétés plus riches dans lesquelles des catégories sociales défavorisées redoutent l’absence d’aliments et réalisent une véritable « revanche sociale » en surconsommant des aliments exorcisant la famine parce que très caloriques, très lipidiques, très sucrés et peu chers. On comprend que ce que d’aucuns désignent par la « malbouffe » peut aussi s’interpréter comme une réaction de défense contre la peur du manque… La peur de la gestion de l’abondance La peur de la gestion de l’abondance susceptible d’engendrer l’excès est historiquement et socialement marquée dans nos sociétés. Elle émerge dans la dernière décennie des « trente glorieuses », dans des catégories sociales plutôt privilégiées, à un moment où l’on redoute les maladies cardiovasculaires et l’embonpoint qu’on leur associe… Alors que le style de vie devient confortable (chauffage central, mécanisation des tâches et des transports), que l’offre alimentaire explose grâce à une industrialisation de l’agriculture en amont d’une rationalisation de la distribution et que l’augmentation du pouvoir d’achat permet d’accéder enfin – même de façon ponctuelle pour certains – à un aliment qui se démocratise, les consommateurs les plus aisés, les plus jeunes, les plus urbains, s’obligent à courir, à surveiller leur silhouette qui, par signe d’efficacité sociale, doit être mince. Il ne faut plus manger trop, il ne s’agit plus d’accumuler comme par le passé, il s’agit maintenant d’éliminer, de manger léger et, particulièrement chez certaines consommatrices, de se restreindre ou de dénier certains types d’aliments (trop lipidiques, trop industriels, etc.) dont on a peur. La peur de l’empoisonnement Comme la première, cette peur structure les comportements alimentaires de l’histoire de l’humanité, mobilise à la fois les dimensions anthropologiques, culturelles et personnelles. Elle redoute l’empoisonnement et s’inscrit dans le principe d’incorporation. Croyance selon laquelle tout élément liquide, solide ou gazeux qui pénètre en nous, au plus profond de notre intimité, risque de modifier notre identité. Cette transformation consubstantielle, à dimension magique, intervient à trois niveaux différents. Elle concerne notre vitalité L’incorporation d’aliments variés est nécessaire à l’action, à la pensée, à la reproduction des omnivores que nous sommes. Mais cette incorporation risque aussi de nous être fatale en nous empoisonnant. Manger s’avère une prise de risque obligée susceptible de faire peur lorsque l’aliment proposé nous est inconnu et qu’il échappe à toute régulation culturelle et symbolique. Elle agit sur notre paraître, sur notre silhouette L’idéal corporel revendiqué – qui varie à travers l’histoire et l’espace – débouche alors sur des méfiances ou des dénis à l’encontre de certains aliments jugés peu ou trop caloriques selon que l’on appartient à une société ou à un groupe social qui glorifie la « rondeur » ou la « minceur ». Enfin, dans une perspective symbolique, spirituelle et éthique, cette incorporation risque de « souiller » notre esprit lors de l’intrusion d’un élément « impur » – ou jugé tel par des pensées magiques, religieuses, éthiques, idéologiques, « scientifiques » (souvent mêlées aux précédentes) – dans notre intimité. Inquiétudes déclenchées par les sensations et les émotions au moment de la consommation des aliments La peur est plus banale, moins intense, ordinaire. C’est une texture bizarre, une odeur surprenante ou une saveur inconnue et inquiétante qui tourmentent le mangeur/buveur quant à la conséquence de cette ingestion sur son comportement et son « bien-être »… C’est aussi le jeu avec l’aliment et sa consommation : peur de mal choisir la part ou le produit proposé qui caractérise l’Aléa(1) ; peur de « perdre la face » dans la connaissance et l’usage des codes de civilité rappelant les dominations symboliques de l’Agôn autour de la table ou dans les compétitions de consommations excessives ; peur de mal reproduire le modèle envié dans le Mimicry, que le stress de nos sociétés intensifie ; peur, enfin, déclenchée par le tourbillon de l’excès qui mène peut-être à l’addiction. Des phénomènes sociologiques renforçant les peurs L’allongement des filières de production a fragilisé le lien entre les producteurs et les consommateurs : la dimension affective des nourritures (qui diminue la peur) augmente avec l’anonymat des productions et, même si certains signes de qualité (AB, label rouge, AOP, fermiers, etc.) rassurent plus ou moins le mangeur, ils ne remplacent pas la sérénité de l’autoconsommation… Dans le même temps, on mange de plus en plus souvent hors du domicile des préparations que l’on n’a pas cuisinées. Dans la résidence, la tendance est à la diminution de la taille des familles moins ritualisées – du moins la semaine – par la sédentarisation autour d’une table où l’on partagerait « sans discuter » le plat préparé en amont par la mère nourricière (dans ce modèle sexiste, les hommes ne cuisinaient guère). Que dire d’un mangeur solitaire qu’aucune sociabilité n’oblige à limiter ses prises alimentaires ? Le mangeur français augmente la liberté de ses choix et rythmes alimentaires. Les régulations de ses incorporations sont moins gérées par le groupe des proches veillant au bon respect de certaines normes et assurant une certaine logistique. Il s’est individualisé ! Le lien social qui régulait son alimentation le protège moins ou ne le protège plus, surtout s’il fréquente la restauration hors foyer où l’offre alimentaire n’a jamais été aussi abondante, mais sans dimension affective. Ce mangeur est responsabilisé et parfois a peur d’être coupable de ce qu’il juge une transgression d’un ordre qui reste à définir dans le contexte anomique(2)… Logiques de peurs et « rationalité » scientifique Dans un tel contexte, les peurs se multiplient, comme si le risque était intrinsèque à l’incorporation alimentaire… La peur du manque s’estompe dans beaucoup de catégories sociales, mais celles de l’empoisonnement, de l’excès, des émotions et des sensations liées à nos incorporations s’y substituent. L’espace qu’elles investissent est d’autant plus important que, depuis l’affaire du sang contaminé, les crises de la « vache folle », etc., l’image de l’expert s’est dépréciée. Certes, l’innovation – particulièrement dans le domaine agroalimentaire – a toujours été créatrice d’inquiétude pour le consommateur qui considère depuis plus d’un siècle qu’avant on mangeait mieux. Certes, les spécialistes et les acteurs des processus d’innovation sont, à l’inverse du citoyen lambda, relativement sereins vis-à-vis des recherches dans lesquelles ils sont impliqués. Mais depuis quelques années, en réaction à l’expertise scientifique (perçue dans certains imaginaires comme corrompue), se développe une « idéologie » du principe de précaution. La « rationalité scientifique » empêtrée dans le principe d’incertitude caractéristique d’une démarche de chercheur (mais qui, par la médiatisation trop rapide des résultats ou leur présentation « dramatisée » des médias renforce une certaine cacophonie dans l’univers des spécialistes) est dénoncée par des « gourous » voulant imposer des visions catastrophiques. Paradoxalement, nos contemporains préfèrent écouter ce qu’ils perçoivent comme une « vérité étouffée » circulant dans certaines sectes et réseaux plutôt que d’accepter les conseils, quasi unanimes, de toutes les professions de santé possédant de bonnes connaissances nutritionnelles. Cette peur est souvent déclenchée dans une logique égotique (un problème personnel, un proche atteint de maladie, etc.). Elle s’active par des réseaux, de proximité d’abord, puis virtuels – instrumentalisés par les gourous ou les démarches mercantiles – qui permettent de trouver des « preuves » légitimant ses propres croyances. Au-delà de cette quête de la peur, le mangeur construit alors un nouveau répertoire de ce qui est comestible ou non et il impose, par ce que l’on appelle une « orthorexie », un régime à son entourage (enfants, partenaire du couple, famille, invités). Il s’agit de les protéger, de les sauver… La peur alimentaire devient alors une stratégie inconsciente de désir de pouvoir. La possibilité de se positionner comme le héros ou l’héroïne revenus d’un parcours solitaire et initiatique pour bâtir un ordre alimentaire nouveau.   1. L’Aléa, l’Agôn, le Mimicry et l’Ilinx sont les quatre catégories de jeu que distinguait l’anthropologue Roger Caillois. Tous procurent des sensations et mêlent risque – donc peur – et plaisir. L’Aléa recouvre les jeux de hasard, l’Agôn ceux de l’affrontement, le Mimicry correspond aux jeux d’imitation avec les scenarii de simulacre ou de dérision qui s’y attachent. L’Ilinx enfin caractérise les jeux du vertige, de la recherche de ses limites. Ces quatre formes de jeux sous-tendent nos comportements alimentaires et aident à en interpréter le sens. 2. L’anomie est une notion sociologique employée par Emile Durkheim. Pour lui, elle correspondait à un moment où les institutions et les modèles sociaux ne satisfont plus l’ensemble des membres d’une société qui les jugent trop « innovants » ou, à l’inverse, trop « contraignants » par rapport aux valeurs auxquelles ils aspirent, qu’ils désirent. Cette notion, que nous avons reprise dans la perspective de Jean Duvignaud ne correspond pas nécessairement au vide social que postulait Durkheim mais, bien au contraire à une prolifération de modèles, à une cacophonie qui empêche tout consensus dans le même temps qu’elle offre à l’acteur social une liberté créative, mais sans doute potentiellement constructrice d’anxiété.

Attention, pour des raisons réglementaires ce site est réservé aux professionnels de santé.

pour voir la suite, inscrivez-vous gratuitement.

Si vous êtes déjà inscrit,
connectez vous :

Si vous n'êtes pas encore inscrit au site,
inscrivez-vous gratuitement :

Version PDF

Articles sur le même thème