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Études

Publié le 25 oct 2019Lecture 11 min

Études nutritionnelles - Entre pistes sérieuses et argumentum ad absurdum

Louis MONNIER*, Jean-Louis SCHLIENGER**, Claude COLETTE*, *Institut universitaire de recherche clinique, université de Montpellier **Université de Strasbourg

Les études d’épidémiologie et d’interventions nutritionnelles ont été à la base de la nutrition moderne. Les premières servent d’alerte pour détecter les facteurs nutritionnels ou alimentaires qui peuvent jouer un rôle bénéfique ou délétère en termes de santé. Les secondes fournissent théoriquement des preuves à inscrire dans le cadre plus large de l’« evidence-based medicine ». Plusieurs études ou revues récentes(1-3) ont montré ou rappelé que des groupes alimentaires(1), dont certains sont dominants dans le régime dit méditerranéen(2,3), exercent un effet bénéfique sur la mortalité globale et le risque d’événements cardiovasculaires. Les consommations de céréales complètes, de légumes frais, de fruits, de fruits secs oléagineux, de légumineuses et de poissons sont associées à une diminution de la mortalité(1). En revanche, les consommations d’œufs, de viandes rouges ou transformées et de boissons sucrées sont associées à une augmentation du risque de décès quelle qu’en soit la cause(1).

Une synthèse des résultats exprimés en réduction ou augmentation du risque relatif (RR) de décès est fournie sur la figure 1. Par exemple, la consommation d’une portion de légumineuses (100 g une fois par jour) diminuerait de 10 % le risque de décès (risque relatif ou RR = 0,90) tandis que la consommation de deux portions de 85 g de viande rouge augmenterait ce même risque de 35 % (RR = 1,35). Figure 1. Risques relatifs (RR) d’augmentation (RR > 1) ou de réduction (RR < 1) de la mortalité quelle qu’en soit la cause associés à la consommation de certains groupes alimentaires. Un risque neutre est égal à 1 (risque pour un sujet qui ne consommerait pas le groupe alimentaire testé). Les résultats sont exprimés en moyennes et intervalles de confiance à 95% (IC95%) [d’après la référence 1]. Dans la colonne de gauche, le chiffre (1) signifie une portion quotidienne, le chiffre (2) deux portions. Faut-il prendre à la lettre les résultats des études nutritionnelles ? Bien que les résultats que nous venons de rapporter sur la figure 1 soient d’un intérêt indiscutable car extraits d’une large métaanalyse portant sur 103 études publiées au cours des dernières années, leur interprétation reste néanmoins sujette à de multiples réserves. En effet, au cours du dernier semestre de l’année 2018 et à quelques semaines d’intervalle, deux points de vue ont été publiés dans le JAMA par des chercheurs de l’université de Standford (JPA Ioannidis)(4) et de l’université de Harvard (FB Hu et WC Willet)(5). Ces 2 articles et un échange ultérieur de correspondance avec l’auteur de l’un d’entre eux(6,7) soulignent les difficultés rencontrées par les scientifiques pour conduire des études nutritionnelles de qualité et pour convertir leurs conclusions en termes de recommandations et au-delà de changement de comportement alimentaire. Ces conclusions, lorsqu’elles sont basées sur des études scientifiques bien conduites, sont « polluées » par les modes, les croyances, qui font le « miel » des colporteurs de nouvelles plus ou moins fausses, destinées le plus souvent à effrayer les populations et à les inciter à consommer des régimes privatifs en certains nutriments : sans gluten, sans sucre, sans graisses, sans lait, sans café, sans viandes. Ces régimes souvent très déséquilibrés peuvent être néfastes pour la santé s’ils sont poursuivis au long cours, à mauvais escient, avec l’apparition de carences en vitamines, en minéraux, en acides aminés et en acides gras indispensables. C’est dans ce contexte que les deux points de vue qui ont été publiés(4,5) méritent d’être lus et analysés par tous ceux qui pensent que les recommandations nutritionnelles devraient reposer sur des preuves scientifiques sérieuses et sur des études bien conduites en sachant que ces dernières rapportent souvent des associations qui sont loin d’être synonymes de relations de cause à effet, comme le rappelle Ioannidis(4) en introduction de son point de vue. C’est au nom d’études mal conduites avec des conclusions trop hâtives que l’on a fait croire aux bienfaits des supplémentions en vitamine D dans des domaines qui se situent en dehors de la pathologie phosphocalcique(8) ou aux vertus des fortifications de certains aliments (margarines par exemple) en acides gras oméga-3 pour assurer une meilleure protection contre les maladies cardiovasculaires(9). Aujourd’hui, il apparaît que ces supplémentations sont probablement inutiles sauf lorsqu’il existe des carences avérées, ce qui est rarement le cas dans la population générale des pays développés(10). Interprétations absurdes : une porte grande ouverte aux extrapolations abusives Si on envisage de manière générale les études nutritionnelles, on s’aperçoit que la consommation de la plupart des aliments peut être statistiquement associée de manière positive ou négative au risque de décès. Certaines de ces associations sont réelles : les carences vitaminiques quand elles sont sévères, les excès d’apport énergétique responsables d’obésité. Mais qu’en est-il d’une augmentation ou d’une diminution de mortalité pour de petites différences de consommation en tel ou tel aliment, alors que les apports caloriques sont identiques ? Comme le souligne Ioannidis, certaines études épidémiologiques mises entre les mains de pseudo-experts risquent de conduire à des interprétations surprenantes : chez un sujet dont l’espérance de vie est de 80 ans, 12 noisettes par jour et une mandarine par jour pourraient respectivement prolonger la vie de 12 ans (une noisette pour une année) et de 5 ans(4). Ce type d’assertion est, d’après Ioannidis, un « argumentum ad absurdum »(7) car basé sur le calcul suivant. La consommation de fruits secs oléagineux (noix et noisettes par exemple) diminue le risque de décès de 15 % (figure 1)(1). Le gain en espérance de vie estimé sur la base de 80 ans serait, d’après un calcul en apparence simple mais malheureusement erroné, égal à 80 x 0,15 soit 12 années. Cette estimation est « absolument absurde ». En effet, le calcul du gain ou du recul de l’espérance de vie devrait faire appel à des tables établies à partir de l’augmentation ou de la réduction du risque relatif sous l’influence d’un changement donné, en l’occurrence des habitudes alimentaires dans le cas qui nous préoccupe. Une approximation de cette variation de l’espérance de vie est fournie par les fonctions de Gompertz(11), qui peuvent être traduites en courbes représentées sur la figure 2. Le point de neutralité (RR = 1) correspond à une non-modification de l’espérance de vie. En dessous (RR < 1) ou au-dessus (RR > 1), l’espérance de vie augmente ou diminue selon une courbe exponentielle décroissante. Figure 2. Modification de l’espérance de vie (Δ) en fonction du risque relatif (RR) de la mortalité globale sous l’influence d’un facteur donné (par exemple la consommation d’un groupe alimentaire). Si ce groupe alimentaire n’est pas consommé, le RR est égal à 1 et l’espérance de vie n’est pas impactée (point blanc). Si ce groupe augmente le RR (RR > 1), l’espérance de vie diminue (point rouge sur la courbe). Si ce groupe réduit le RR (RR < 1), l’espérance de vie augmente (point vert sur la courbe). Les durées d’augmentation ou de diminution de l’espérance de vie sont indiquées respectivement par les flèches verticales vertes et rouges. La courbe a été établie pour des sujets de 45 ans de sexe masculin. À noter que les courbes diffèrent très légèrement en fonction du sexe et plus largement en fonction de l’âge [d’après la référence 11]. La consommation de 12 noisettes par jour (RR = 0,85) entraîne un gain d’espérance de vie de 1,7 an (point noir et flèche noire). Quelques exemples permettent de mieux expliciter ce calcul • Prenons le cas d’un homme de 45 ans qui consommerait 12 noisettes par jour. Comme indiqué plus haut son risque relatif de décès quelle qu’en soit la cause est égal à 0,85 (figure 1) par rapport à celui d’un individu qui ne consommerait pas de noisettes. La lecture de la courbe montre que son espérance de vie est approximativement prolongée de 1,7 an et non pas de 12 ans comme le calcul simpliste cité plus haut l’avait laissé entendre. De plus, il convient de noter que cette augmentation de l’espérance de vie n’est pas cumulative. L’exemple suivant est destiné à le prouver. • Supposons qu’une personne consomme les quantités recommandées de céréales complètes, de légumes frais, de fruits, de fruits secs oléagineux (noix, noisettes), de légumineuses et de poissons, c’est-à-dire les produits alimentaires à la base du régime méditerranéen(2). Les risques relatifs de mortalité attribués à chacun d’eux sont respectivement égaux à 0,91 ; 0,94 ; 0,94 ; 0,85 ; 0,90 et 0,93 (figure 1)(1). Traduits en gain d’espérance de vie pour un homme de 45 ans à partir de la formule de Gompertz (figures 2 et 3)(11), ces RR donnent approximativement les valeurs suivantes : 1,5 ; 1,2 ; 1,2 ; 1,7 ; 1,4 et 1,3 année la somme étant égale à 8,3 années. En réalité, le régime méditerranéen réduit la mortalité toutes causes d’environ 20 % (RR = 0,82), soit un gain global d’espérance de vie d’approximativement 2 ans, c’est-à-dire très en dessous des 8,3 années si l’impact de chaque mesure nutritionnelle avait été cumulatif. À l’inverse, l’espérance de vie pourrait être raccourcie de 6 ans par la consommation quotidienne d’un œuf et de 10 ans par la consommation quotidienne de 30 g de bacon, c’est-à-dire plus qu’un tabagisme régulier, si le calcul était effectué en multipliant l’augmentation du RR (+7 % pour les œufs et + 12 % pour le bacon, figure 1) par une espérance de vie de 80 ans. Le calcul dérivé de la courbe établie à partir des fonctions de Gompertz(11) (figure 2) conduit à des valeurs beaucoup plus faibles : diminution de l’espérance de vie de 1 an pour les œufs et de 1,6 an pour le bacon, sans effet cumulatif comme dans le cas précédent. Figure 3. L’espérance de vie liée à l’observance des bonnes conduites alimentaires n’est pas cumulative. En vert : gains d’espérance de vie (années) théoriquement liés à certains groupes alimentaires consommés. En orange : somme des gains théoriques d’espérance de vie calculée en ajoutant les gains individuels. En violet : gain d’espérance de vie réel (années) lié à un régime méditerranéen qui combinerait l’ensemble des mesures nutritionnelles individuelles précitées. Dès lors, si l’on se place sur un plan général, le tort des pseudo-experts est de transformer une association en relation de cause à effet sans tenir compte des facteurs de confusion inhérents à toutes les études nutritionnelles. En effet, les facteurs nutritionnels sont souvent intercorrélés. À titre d’exemple, la consommation de noisettes est sûrement associée à d’autres comportements alimentaires « protecteurs » qui « polluent » l’analyse statistique et qui sont rarement identifiés car non répertoriés dans les études. Il convient de ne pas oublier qu’un individu donné consomme des milliers de produits chimiques qui sont éparpillés en milliers de combinaisons possibles. À titre d’exemple, il existe plus de 250 000 produits alimentaires, plus de 500 variétés de polyphénols. De plus, les effets des constituants chimiques de l’alimentation peuvent être modifiés par les procédés de cuisson (grillade de la viande rouge par exemple) et par les profils génétiques et métaboliques des individus. Étudier le profil génétique par la nutrigénomique (relation entre les effets de la nutrition et le profil génétique) est une entreprise quasi insurmontable car chaque chromosome contient des milliers de variants génétiques. Dans ces conditions, toute étude nutritionnelle portant sur un produit alimentaire ou un nutriment donné (par exemple une variété de polyphénols) ne constitue qu’une minuscule parcelle des dizaines de milliers d’études qui pourraient être réalisées et qui sont schématisées sur la figure 4 par une matrice cubique dont les côtés sont les milliers de produits alimentaires, de nutriments naturels ou transformés et de variants génétiques. Dès lors, comment ne pas s’étonner des discordances observées entre publications et souvent de la pauvreté de leur pertinence compte tenu des interférences et interactions entre aliments, nutriments et variants génétiques ? Ainsi des études limitées ont affirmé que certains antioxydants avaient des effets protecteurs spectaculaires, alors que ces effets sont pour le moins douteux car non retrouvés dans des études plus larges. Figure 4. Matrice cubique illustrant le nombre d’études nutritionnelles qui pourraient être potentiellement réalisées à partir des milliers de produits alimentaires ou nutriments répandus dans la nature et à partir des différents variants génétiques humains. Le cube rouge est censé représenter une de ces études avec un produit alimentaire, un nutriment ou un variant génétique donné. Le volume de ce dernier cube a été volontairement très surdimensionné car une représentation à son échelle réelle l’aurait rendu totalement invisible. Les études nutritionnelles bien conduites et bien interprétées : ouverture vers de nouveaux horizons et utilité pour les consommateurs La recherche en épidémiologie nutritionnelle a participé à des avancées notables. Dans leur point de vue, FB Hu et WC Willet(5) soulignent que c’est grâce à cette recherche que le rôle néfaste des acides gras trans produits par hydrogénation a été mis en évidence. C’est ce qui a conduit à proscrire ce procédé chimique pour fabriquer des corps gras solides (margarines) à partir d’huile liquide. C’est également l’épidémiologie qui a incité les experts à recommander une réduction de la consommation de boissons enrichies en sucres rapides. Ces deux auteurs insistent sur la difficulté de mener des études nutritionnelles de qualité. En effet, les enquêtes nutritionnelles sont toujours entachées d’erreurs, mais elles peuvent permettre de détecter des associations entre nutrition et effets bénéfiques ou indésirables si ces associations sont réelles. La meilleure méthode serait de réaliser des études d’intervention randomisées. Toutefois, les auteurs des deux points de vue(4,5) insistent sur la difficulté qui existe pour mener à bien ce type d’études, car elles demandent plusieurs décennies de suivi (en fonction des critères de jugement choisis : développement de carences par exemple), et une observance soutenue du régime de la part des participants à l’étude nutritionnelle. Lorsque des recommandations nutritionnelles peuvent être édictées à partir de ces études, encore faut-il qu’elles puissent être appliquées en termes de santé publique. Les mesures peuvent être incitatives : meilleure formation des professionnels de santé, éducation nutritionnelle qui devrait être commencée à l’école, étiquetage des produits alimentaires en fonction de leurs effets plus ou moins bénéfiques sur la santé. Les mesures peuvent être également dissuasives : augmentation des taxes sur les produits jugés plutôt néfastes (exemple : taxes sur les sodas). Hu et Willett(5) terminent leur éditorial en souhaitant que l’on puisse développer une « nutrition de précision », qui consisterait à moduler l’alimentation de chaque individu en fonction de son profil génétique et métabolique par exemple(12). Les tentatives pour développer cette nutrition de précision relèvent de l’« usine à gaz » pour des résultats pour le moins discutables. À titre d’exemple, pour améliorer les glycémies postprandiales chez les diabétiques de type 2, il a été proposé de développer un algorithme qui intégrerait certains biomarqueurs comme l’activité physique, le sommeil, les variables anthropométriques, la teneur en hydrates de carbone des repas, et l’analyse du microbiote intestinal(13). Au terme de cette étude, les auteurs furent d’ailleurs dans l’incapacité de démontrer si la variabilité des réponses glycémiques postprandiales était due à une variabilité intra- ou interindividuelle, alors que le simple bon sens plaide pour une variabilité mixte. Dans les deux points de vue(4,5), les auteurs suggèrent que l’on puisse intégrer les « omics », c’est-à- -dire toutes les technologies désignées sous le terme de « nutrigenomic, genomic, metabologenomic technologies » dans le choix des prescriptions diététiques. Malheureusement, nous sommes loin de cet objectif car la lutte contre l’« épidémie » d’obésité dans les pays développés nécessiterait de passer du modèle « biomédical » traditionnel à un modèle « socio-écologique » intégrant l’environnement de l’individu au sens large du terme. Par ailleurs, il convient de ne pas oublier que le problème dans de nombreux pays n’est pas de faire de la nutrition de précision mais de lutter tout simplement contre la sousnutrition et les carences alimentaires. Conclusion La recherche épidémiologique a permis pour l’instant de montrer que l’environnement nutritionnel joue un rôle important en termes de santé et de définir des recommandations nutritionnelles qui peuvent améliorer la longévité des populations sans oublier que la production des aliments doit être évaluée non seulement à travers la santé des individus mais également à travers ses conséquences sur l’environnement et sur les changements climatiques. Il ne faut pas oublier qu’il faut environ 10 kcalories d’énergie sous différentes formes pour produire 1 kcalorie d’aliment, et que l’eau est un ingrédient majeur pour la culture des végétaux (1 tonne d’eau pour produire 1 kg de céréales) et l’élevage des animaux (10 tonnes d’eau pour produire 1 kg de viande)(14).

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